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Petit retour en arrière sur un appareil rare qui a marqué l’histoire de la musique, de sa création à sa diffusion. Cette semaine, nous nous penchons sur le premier mixeur pour DJ disponible dans le commerce, le précurseur CMA 10-2DL de la marque américaine Bozak.
Cette semaine nous inaugurons une série qui mettra en avant, dans chacun de ses articles, un appareil important dans l’histoire de la musique, qu’il s’agisse de sa création, son enregistrement ou sa diffusion. Il s’agira d’allier un éclairage historique, qui permettra de bien comprendre le caractère influent de cet appareil (ou du type d’appareils auquel il appartient), à une description complète et une analyse de ses performances, en se fondant sur un exemplaire réel qui se trouve, pour un temps, entre mes mains.
Vous le comprenez peut-être déjà, cette initiative est née du fait que mon activité non-AFienne m’amène régulièrement à travailler sur des appareils audio pro « vintage », ce qui me donne l’opportunité d’aborder leur fonctionnement de manière empirique, et de constater leurs spécificités sonores réelles (par l’usage mais aussi par la mesure). Cette série d’articles, en forme de RétroTest comme nous en a récemment proposé synthwalker, nous permettra de revenir régulièrement sur des appareils qui, s’ils ne sont pas récents, gardent une certaine forme d’actualité par l’usage pérenne qu’en font aussi bien les professionnels que les amateurs.
Cette semaine, nous commençons donc par le mixeur CMA-10–2DL de Bozak, le tout premier mixeur stéréo pour DJ disponible dans le commerce, de type « rotary », c’est-à-dire à potentiomètres rotatifs, et non pas à faders linéaires. Un appareil qui a été copié, cloné, réédité, et qui a inspiré aujourd’hui la recréation de nouveaux modèles – tous très haut-de-gamme, par ailleurs – de mixeurs « rotary ».
Description rapide
Le CMA-10–2DL est un mixeur à quatre entrées stéréo + deux mono :
- 2 entrées Phono (stéréo)
- 2 entrées Aux (stéréo)
- 2 entrées Micro (mono)
Chaque canal bénéficie de son contrôle de balance et d’un contrôle de gain. Les six entrées (stéréo et mono) sont ensuite sommées en deux canaux (stéréo), qui passent ensuite par un étage d’égalisation deux bandes (basse et aigu), avec réglages indépendants pour les voies gauche et droite.
Le CMA-10–2DL possède trois sorties :
- une sortie Mains, de niveau ligne, disponible au format RCA (cinch) ou XLR. La sortie sur prise XLR n’est pas symétrisée. Le réglage général se fait par un potentiomètre Master Gain.
- une sortie Tape Out, qui reprend le signal juste après sa sommation, avant l’étage d’égalisation.
- une sortie Monitor, sortie casque située à l’avant de l’appareil, conçue pour pouvoir supporter un casque dont l’impédance peut aller jusqu’à 600 ohms.
La sortie Tape Out est la plus simple, le niveau relatif de chaque source y est seulement réglé grâce aux potentiomètres de gains d’entrée.
La sortie Mains ajoute en outre le passage par un circuit d’égalisation, puis par un amplificateur de niveau ligne. Le volume du signal, en sortie Mains est réglé par le contrôle Master Gain
La sortie Monitor permet d’écouter soit le programme (option PRGM) diffusé par la sortie Mains (le signal est alors prélevé juste avant le potentiomètre Master Gain et il n’est pas affecté par celui-ci) ou une seule source indépendamment du mix (option CUE), sélectionnée grâce au commutateur rotatif. Le niveau de sortie est toujours réglée grâce au potentiomètre Monitor Level.
NB : contrairement à ce que laisse entendre les noms « gain » et « master gain », aucun des réglages de niveau accessibles en façade ne sont des réglages de gain. Il s’agit au contraire d’atténuateur de niveau, le gain étant fixé par la valeur des composants employés dans les circuits RIAA, Micro et Ligne, puis atténué grâce à ces potentiomètres « gain » ou « master gain ». Toutefois, pour rester cohérent avec l’appareil, on continuera de les nommer selon la nomenclature employée sur la façade.
Avant d’analyser l’appareil plus en profondeur, revenons rapidement en arrière sur une marque bien connue aux USA, mais assez peu exportée à travers le monde, la firme Bozak, et sur le parcours de son fondateur, Rudy Bozak.
Un bout d’histoire
Rudolph Bozak, né en 1910, était un ingénieur spécialisé dans les domaines de l’acoustique et de l’électronique. Son parcours est marqué par quelques dates importantes :
1933 – dès la fin de ses études, Rudy Bozak travaille pour Allen-Bradley, important fabriquant de composants électroniques. Il sera longtemps fidèle à cette marque, en faisant appel à elle pour ses propres réalisations.
1935 – Il travaille pour Cinaudagraph, et conçoit pour eux un haut parleur à excitation pour la transmission des basses, d’un diamètre de 27 pouces (68 centimètres, ci-contre).
Dans les années 1940, il travaille pour l’armée et développe des alimentations à haute tension pour les radars.
1948 : il conçoit des haut-parleurs pour la marque Wurlitzer.
1950 : il est engagé par le fabricant d’amplificateurs McIntosh Laboratory. En 1952, il participe à la création de la première enceinte McIntosh, la F100, enceinte trois voies avec quatre haut-parleurs de grave, un médium et quatre tweeters. Il n’existerait qu’une centaine d’exemplaire de la F100, et aucune autre enceinte ne sera conçue avant les années 1970.
McIntosh F100 Speaker System
À la même époque il fonde sa propre entreprise, Bozak Loudspeakers.
Au sein de cette entreprise, il développe les trois haut-parleurs phare de sa marque : le tweeter B-200, le médium B-209 et le woofer B-199, qui seront utilisés pour le développement de diverses enceintes, toutes axées sur un principe de multiplication des HPs par voie : 2, 3 ou 4 woofers, jusqu’à 8 tweeters, etc.
Ces enceintes sont relativement rares en Europe, datant d’une période où les exportations n’étaient pas globalisées, et où l’import et la vente d’enceintes qui mesuraient souvent la taille d’un petit réfrigérateur, vendues à un prix élevé, n’était pas une donnée évidente.
Dès les années 1960, Rudy Bozak collabore avec les Laboratoires C/M (de leurs fondateurs Wayne Chou et Nick Morris, ce sont eux le « CM » de CMA) pour la fabrication de mixers, d’abord mono (Bozak CMA-6–1 and CMA-10–1) puis stéréo avec le CMA-10–2DL.
Les mixers Bozak connaîtront de nombreuses modifications, ajouts d’options, développement de nouvelles fonctions, mais cette première itération est surtout conçue comme une variation sur un modèle de préampli existant, le Bozak 919, dont il reprend les cartes Phono, et le système « Cue », permettant de monitorer au casque n’importe qu’elle entrée indépendamment de la sortie Mains. Pensé pour l’audio pro, ce mixer n’est pas conçu différemment d’un appareil Hi-Fi, la distinction n’ayant pas de sens pour cette génération d’ingénieur.
Le CMA-10–2DL continuera d’être produit par la firme Bozak jusqu’à la mort de son fondateur en 1982, puis encore quelques années grâce au travail de deux ingénieurs de l’entreprise, Buzzy Beck et Paul Hammarlund.
Ce premier modèle de mixeur est à l’origine de ce que l’on nomme la forme « rotary » (en référence au type de potentiomètres utilisés) de mixeurs pour DJ. Le CMA-10–2DL fut copié par d’autres marques, qui lui ajouteront de nouvelles fonctions… Mais nous reviendrons dans la dernière partie sur la suite de l’histoire. Pour l’instant, explorons l’appareil en lui-même.
Description détaillée (et mesurée)
Quelques spécifications générales avant d’entrer dans les détails. Sur la sortie Mains :
- L’appareil fournit au maximum 24,5 dB de gain mesuré (les documents Bozak indique 26 dB)
- La diaphonie est de –61,3 dB
- Le rapport signal bruit est de 84,3 dB
- La plage dynamique est de 95,7 dB (pondération A)
On a donc un appareil qui possède des résultats très convaincants (en gardant en tête qu’il a été construit autour de 1971 et qu’il est entièrement analogique).
On reviendra rapidement aux performances mesurées, mais pour l’instant jetons un oeil dans l’appareil :
Le premier point remarquable, c’est que le CMA-10–2DL est modulaire, étant entièrement construit sur cartes enfichables, venant se connecter à une carte mère. La topologie interne est très rationnelle : à droite, l’alimentation, avec un unique circuit imprimé placé verticalement contre la paroi latérale interne. L’alimentation contient un étage de régulation – qui génère une tension de 40 V CC – et un circuit de commande d’un relais, qui a pour fonction de couper l’arrivée du signal aux sorties Mains et Monitor (système de protection des appareils en suite de chaîne, au cas où le CMA-10–2DL enverrait du courant continu en sortie, par exemple). Le relais se déclenche à l’allumage après quelques secondes, dès qu’il y a stabilisation de l’alimentation.
À partir de là, on suit le circuit de la sortie vers l’entrée :
De gauche à droite : RIAA, Micro, Sommation et EQ
Le plus à gauche, juste derrière les contrôles Master Gain et Monitor Level, on voit deux cartes similaires, facilement reconnaissables grâce à leurs quatre transistors montés sur radiateurs. Il s’agit des amplificateurs de sortie. Chaque carte contient deux circuits totalement similaires : l’un pour les sorties Mains et l’autre pour la sortie casque. Une carte est dédiée à la voie gauche, l’autre à la droite.
Vient ensuite la carte d’égalisation, qui est en fait séparée en deux éléments : les circuit actifs (droite et gauche) sur une seule carte enfichable, et les circuits passifs (droite et gauche) sur deux circuits imprimés installés tout en haut de la façade avant (avec, pour chacun, deux potentiomètres – bass et treble en façade).
Il s’agit d’un circuit très proche du célèbre modèle Baxandall (à quelques différences mineures près), c’est-à-dire un circuit d’égalisation passif à deux contrôles (sur les cartes en façades), intégré dans la boucle de contre-réaction d’un circuit actif d’amplification (sur la carte enfichable).
Si l’on continue toujours plus à gauche, on trouve la carte de sommation, puis deux cartes de préampli Micro, chacune accompagnée d’un transformateur d’entrée de marque Beyerdynamic offrant un rapport de 1:15, et pouvant s’adapter à des impédances source aussi basse que 200 ohms. Il est possible d’attaquer le primaire du transformateur avec un signal symétrisé ou non.
Les entrées Aux n’ont pas de cartes, sur ce modèle, mais un ampli ligne optionnel était distribué par la marque.
Pour finir, on arrive aux deux cartes RIAA pour les entrées Phono, avec l’impédance d’entrée classique (47 K ohms) et une sensibilité max. de 100 mV (pour référence, une cellule actuelle, axée DJing, sortira entre 6 et 9 mV en moyenne).
Cette fabrication sur carte présentait divers intérêts, en particulier celui d’une facilité de montage, de réparation, ou encore de transformation des circuits au travers des années de production.
Pour finir cette présentation, faisons un tour par les contrôles : derrière la façade avant on trouve des potentiomètres Alps de type RK47, qui ont été installés dans notre exemplaire pour remplacer les potentiomètres d’origine, de marque Allen Bradley (de la série « Type J »). Pour information, ces potentiomètres Alps avaient déjà été adoptés par Bozak après quelques années de fabrication du CMA-10–2DL, pour remplacer les « Type J » utilisés originellement (la seule différence avec ceux installés dans cet appareil : les RK47 installés par Bozak était fabriqués spécialement pour la marque américaine, suivant ses spécifications particulières). Les RK47 avait été sélectionné pour leur robustesse mécanique : parfait donc pour un usage en DJing. Sur la photo ci-dessous, on peut voir un Alps, à gauche, et deux modèles Allen Bradley à droite :
Passons maintenant aux mesures :
En envoyant un signal dans l’entrée Aux, en mesurant en sortie Mains, on obtient les résultats suivants :
Déviation :±0,022 dB
THD+N : 0,04 % @ 1 kHz
Autant dire que c’est excellent ! La rigueur dans le choix des composants et la simplicité des circuits donnent des fruits.
Entrée Phono, sortie Mains (injection d’un balayage 20 Hz – 20 kHz avec correction RIAA inversée) :
Déviation : ±0,661 dB
THD+N : 0,15 % @ 1 kHz
On peut s’y attendre, c’est un tout petit peu moins bien, mais ça reste très bon. On notera que la déviation du filtre RIAA reste inférieure à 1 dB, donc probablement imperceptible.
Entrée Aux, Sortie Monitor (casque) :
Déviation : ±0,391 dB
THD+N : 0,02 % @ 1 kHz
Là aussi, les résultats parlent d’eux-mêmes. On ajoutera que l’ampli casque fournit 28 dB de gain (comme annoncé par le constructeur), avec une diaphonie de –87,9 dB et un rapport S/B de 78,7 dB.
Pour finir, voici les courbes d’égalisation :
Gain d’EQ : ± 12,5 dB @ 20 Hz et 20 kHz, avec une fréquence centrale de 800 Hz.
THD+N : reste toujours inférieure à 0,2 % @ 20 Hz et 20 kHz, même avec 12,5 dB de boost.
Pourquoi un mixeur « rotary » aujourd’hui ?
Si avant le CMA-10–2DL, certains DJ et certains clubs commençaient à posséder des mixeurs réalisés spécialement pour eux (et souvent par eux !), la machine créée par Bozak fut une révolution : d’un point de vue de son format (rackable, au format 3U), elle était faite pour s’intégrer dans une norme physique établie ; produite industriellement, se diffusant rapidement, elle permettait de standardiser la pratique du DJing. Après l’arrêt de sa production, d’autres marques produisirent leur propre version de ce mixeur, en respectant largement la disposition des contrôles, et le format 3U : Urei et son Model 1620 (produit à partir de 1983), Rane avec le MP-2016… Mais les modèles à faders supplantèrent rapidement les « rotary », à partir du milieu des années 1980, tout particulièrement grâce à leur vitesse d’exécution (les faders glissent beaucoup plus vite, et le geste est en lui-même plus simple) et par l’ajout d’une fonction importante : le crossfader. La culture du DJing telle qu’elle se développera autour du hip-hop nécessitera l’usage d’appareil permettant un contrôle virtuose des effets, ce qui est beaucoup plus difficile à réaliser avec des potentiomètres rotatifs…
Toutefois, depuis le début du XXIème siècle, plusieurs constructeurs ont (re)lancés des modèles de mixeurs « rotary », en premier lieu la marque française E&S, avec son DJR400 conçu par Jérôme Barbé, en collaboration avec DJ Deep : petit et léger, donc portatif, avec des composants robustes et un circuit analogique. Aujourd’hui, le marché des mixeurs est donc à nouveau partagé entre potentiomètres linéaire et rotatif. Les mixeurs « rotary », bénéficiant d’une certaine ancienneté et d’un certain cachet nostalgique, sont généralement nettement plus chers que la moyenne des mixeurs à sliders. Construits en plus petits nombres, avec un certain soin apporté à la sélection des composants, ils constituent des appareils « de luxe »… Mais ne doivent pas faire oublier qu’aucune différence sonore réelle n’existe a priori entre les deux types de potentiomètre (si ceux-là sont d’une même qualité de fabrication).
Alors d’où vient la hype ? Qu’est-ce qui peut justifier aujourd’hui d’employer une ergonomie ancienne, et des appareils avec moins d’options quant au trajet du signal, quant à son traitement…?
Passons sur la nostalgie, pour mettre en avant quelques qualités objectives des mixeurs « rotary » :
- robustesse : la plupart de ces derniers sont, en grande partie, montés à la main, avec un soin particulier apporté à leurs finitions. Ce sont non seulement de « beaux objets », mais surtout des appareils faits pour durer. Je vous laisse admirer ce RDM40 de chez Varia Instruments :
- facilement réparable : je pense que ce point est facile à comprendre après la présentation du CMA-10–2DL – beaucoup de mixeurs « rotary » sont composés de composants discrets, non miniaturisés, montés sur cartes, et donc facilement remplaçables. Leur circuits entièrement analogiques sont également simples, d’où le point suivant…
- qualité sonore : elle a son prix… mais on doit reconnaître que la plupart de ces mixeurs sonnent bien, très bien, et cela même poussés à très fort volume, car il bénéficie d’une distorsion souvent plus plaisante que des mixeurs numériques. De plus les contrôles d’EQ et de volume sont très précis, non seulement par ce que les composants sont de bonne qualité, mais aussi grâce au dernier point, le plus important…
- l’ergonomie : c’est là que ça passe ou ça casse, mais l’on doit reconnaître un point objectif très simple – les gros boutons de contrôles (gain, volume, balance et/ou EQ selon les modèles) permettent des réglages plus fins, plus facilement. C’est une conséquence physique de leur taille. C’est particulièrement vrai sur l’EQ d’un modèle comme le DJR400. Et c’est le choix ergonomique qui change tout sur ces mixeurs : la prise en main de gros contrôles, facilitant les réglages fins, un contrôle accru de la course du potentiomètre, tout simplement parce que, étant moins nombreux, ils peuvent être d’une taille plus importante que sur n’importe quelle console Vestax, Pioneer, Mackie, Ecler…
On le comprend donc, au bout du bout, au delà de quelques arguments techniques objectifs, la vraie préférence va se fixer sur un confort d’usage personnel. Reste donc, pour revenir au début de notre article, à notre CMA-10–2DL, un appareil qui marqua l’avénement d’un pan entier de l’histoire de la musique, qui ouvrit de nombreuses portes créatives, et cela dans des genres divers (principalement la disco, la house, et les débuts du hip-hip) et qui a, en plus de ce passé remarquable, un héritage réel, actuel… Une façon de transcender le temps et le genres.
Merci à Arthur C. d’avoir accepté que son mixeur Bozak illustre cet article.
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